Bâle au centre

La Nouvelle Politique Économique (NEP) de l’URSS, adoptée en 1921, fait suite aux leçons tirées du communisme de guerre pratiqué pendant le conflit contre les Russes blancs et les forces occidentales (dont la France) qui a eu lieu immédiatement après la révolution de 1917. La NEP réintroduit le marché. Par exemple, plutôt que de réquisitionner tous les surplus agricoles, ce qui n’a fait qu’enlever toute incitation pour les paysans à produire au-delà de leurs besoins, on collecte désormais un volume fixe de production, et les surplus peuvent être commercialisés par leurs producteurs. Reste que la monnaie obtenue doit servir, il faut donc une production de biens de consommation et d’équipement agricole suffisante : or la puissance soviétique n’a alors pas accès aux capitaux étrangers et doit s’industrialiser par elle-même. La difficulté à équilibrer les investissements dans l’industrie lourde par rapport aux autres secteurs aboutit à l’abandon de la NEP par Staline en 1928 et à la collectivisation de l’agriculture. Le krach de 1929 peut alors sembler sonner le glas de l’économie de marché. Avec la baisse du cours des titres, l’URSS envisage d’acheter le reste du monde. Des fortunes (en titres de mines, objets précieux etc.) sont rassemblées et envoyées à la frontière avant que les dirigeants ne se ravisent. Un des motifs : il n’y a que quelques centaines de traders en Union Soviétique (il y aura des millions de fonctionnaires du plan). Le premier plan quinquennal mis en œuvre débute en 1929, et a été établi avec l’aide d’entreprises américaines.

Ann Petifor à propos de la déflation de l’entre-deux-guerres – conférence à la London School of Economics (2018)

Grâce à l’inflation*, dès 1920, l’Allemagne est moins endettée que la France ou la Grande-Bretagne. En incluant les réparations de guerre attendues de ses vainqueurs, son fardeau est équivalent aux deux autres puissances européennes. L’hyperinflation qui va suivre la met dans l’impossibilité de payer. Après la stabilisation du mark, les règlements des dommages sont possibles, et financés par des prêts de l’étranger, notamment des États-Unis. La puissance continentale a donc tout à gagner à voir de nouveau fondre la valeur de ses emprunts par une inflation mondiale… qui ne déplairait pas non plus à la Grande-Bretagne, pour laquelle ce serait l’occasion de regagner en compétitivité après s’être encombrée d’une livre surévaluée – de crainte de perdre son influence sur le globe. Évidemment les Américains ne veulent pas laisser fondre le montant réel des créances sur leurs alliés et leurs anciens ennemis ; et avec le gold exchange standard, qui fait du dollar – avec la livre sterling – un numéraire pouvant servir à la création monétaire à l’étranger, ils sont désormais en bonne partie en charge de la stabilité monétaire internationale. La France, quant à elle, cherche une position stratégique que peut lui fournir une place de second plus important détenteur de réserves d’or monétaire derrière les USA (si elle conserve une balance commerciale positive), lesquels en possèdent la moitié. Tant que l’or reste une composante essentielle de la base monétaire (protégeant ainsi les profits des pays exportateurs nets de capitaux), les Français peuvent espérer un peu de maîtrise sur l’inflation dans les autres pays – et ainsi limiter la compétition internationale promue par le dégagement d’un surplus pour l’exportation via l’avantage aux emprunteurs (c’est-à-dire surtout les entreprises, au détriment des ménages, les principaux épargnants).

Barry Eichengreen à propos de l’étalon-or dans l’entre-deux-guerres – colloque Nobel, Stockholm, mai 2018

L’été 1929 a été anormalement actif pour le marché boursier. Le krach débute une heure avant la fermeture de Wall Street, le 23 octobre. La veille, la Conférence internationale interbancaire de Baden-Baden, où se discute la création de ce qui deviendra la Banque des règlements internationaux (BRI), a rejeté la proposition française formulée 10 jours plus tôt d’une unité de compte consistant en un panier de devises avec un poids d’or fixe. Le point suivant à débattre est celui du lieu d’implantation de la future institution. Si la Conférence se tient pourtant à l’écart des journalistes, ce sujet semble assez sensible pour que les négociations se déroulent dans les coulisses. La ville suisse de Bâle[1] sera retenue, et l’unité de compte sera le franc suisse-or, c’est-à-dire que la valeur des règlements des banques centrales s’évaluera en or, et le franc suisse sera l’unité dans laquelle s’exprimeront les montants échangés. La plus grande perturbation économique du 20ème siècle se déroule ainsi au moment même où le système financier international se dote d’une structure devant favoriser sa stabilité. Le Luxembourg fait ses débuts en tant que paradis financier.

Superstudio, 1970 – Niagara

Un des enjeux de la Conférence est le rôle qu’auront les États dans la prise de décision au sein de la BRI. Les banques centrales voient dans cette innovation supra-nationale un refuge qui doit leur permettre d’affirmer leur indépendance, mais au détriment d’une possible extension des attributions qui leur ont été confiées jusqu’à présent. En plus d’envisager un rôle de prêteur d’or en dernier recours aux banques centrales en difficulté (plutôt que de monter les taux d’intérêt*[2]), on discute en effet d’une éventuelle capacité à effectuer des prêts pour stimuler le commerce international, une proposition qui ravirait une Allemagne voulant s’ouvrir à ce dernier, mais quant à laquelle la France est plus que réticente. Celle-ci affirme craindre l’inflation qui pourrait en découler, ce que l’on peut comprendre dans la mesure où par rapport à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne, elle serait comparativement perdante, alors même qu’elle considère avoir déjà du mal à obtenir les indemnités allemandes (ce qui risque de ne pas s’arranger si les créanciers de l’Allemagne s’épuisent), dont elle est destinataire pour moitié[3]. L’éventuel conditionnement du remboursement des emprunts alliés auprès des USA au paiement des réparations de l’Allemagne constitue une des thématiques récurrentes de la période.

Le gouvernement US – qui permet aux Allemands d’obtenir les crédits grâce auxquels les réparations de guerre ont lieu – est farouchement opposé à cette idée, et au motif qu’étant largement doté en réserves d’or monétaire, il n’a aucun intérêt à la constitution d’un pool d’or, il boude les débats. Mais ce n’est pas le cas des des prêteurs américains « privés », car la création de la BRI a pour prétexte la ‘commercialisation’ des réparations, c’est-à-dire la vente d’obligations s’appuyant sur les règlements allemands. En échange de liquidités immédiatement disponibles (et d’une plus forte incitation à payer si l’Allemagne ne veut pas se couper du marché financier mondial), les Alliés réviseraient à la baisse leurs exigences, ce qui permettrait à l’Allemagne de rembourser plus facilement les emprunts effectués – pour moitié auprès des USA et un quart auprès du Royaume-Uni – dans le cadre du plan Dawes de 1924 (qui conditionne le montant des réparations versées à un indice de prospérité de l’économie allemande[4]). Le Federal Reserve Board de New York, proche de ces prêteurs privés, est ainsi assez ouvert à la création de la BRI, conçue pour assurer la fiabilité des obligations envisagées[5] – lesquelles sont censées dépolitiser la question des réparations, ce qui est vu d’un bon œil par l’administration américaine (les Allemands perçoivent pourtant bien que l’aspect politique du sujet échoit désormais à la BRI elle-même).

La Fed de New York semble aussi en phase avec la Banque d’Angleterre (comme paraît l’indiquer le soin pris dans l’ajustement des taux d’escompte), laquelle est faiblement pourvue en réserves d’or, ce qui n’est plus le cas des Français[6], donc la proposition rejetée le 22 octobre 1929, celle du grammor, était semble-t-il assez proche de celle du bancor formulée par Keynes à l’issue de la seconde guerre mondiale[7]. En ce cas, il n’aurait pas été question que d’une simple unité de compte, mais d’un ensemble de règles fixant les limites de fluctuation des monnaies, au-delà desquelles dévaluation* ou réévaluation deviennent possibles voire obligatoires. Proposition émanant du deuxième principal détenteur de réserves d’or monétaire, le projet français est la dernière chance d’éviter un éclatement violent de la bulle de crédits internationaux, à laquelle les USA sont les créditeurs les plus exposés – ils refusent de stimuler l’inflation domestique suffisamment pour rééquilibrer le commerce international (Michael Pettis, The Great Rebalancing, p. 14). Dès lors, le plus tôt la fête est finie, le moins rude sera la gueule de bois.

 

Catherine Schenk évoque les accords de Bâle sur les règles prudentielles implémentés en 1994 (juste avant la crise du peso mexicain) et en 2006 (juste avant la crise financière) :

 

Bibliographie

Gianni Toniolo – Central Bank Cooperation at the Bank for International Settlements, 1930-1973 – 2005
Kazuhiko Yago – The Financial History of the Bank for International Settlements – 2013
 

Notes

1. Bâle fut aussi le lieu de la fondation (en 1780) de la Deutsche Christumsgesellschaft, une société secrète chrétienne visant à lutter contre les mouvements réformistes et rationalistes de l’époque. C’est par ailleurs à Bâle que se déroulera (en 1897) le Premier congrès sioniste. La collusion entre sionistes et Nazis, documentée pour l’entre-deux-guerres et l’après-guerre, a contribué à la crise des subprimes de 2007. Ce qui devait constituer le principal réseau bancaire international juif semble avoir soutenu l’Allemagne contre la Russie avant et pendant la première guerre mondiale. Les Juifs, nombreux dans l’ouest de l’empire russe, faisaient partie des victimes de la politique de russification menée par le Tsar. Lire Adam B. Ulam (1974), Expansion and Coexistence, Soviet Foreign Policy 1917-73, pp. 4-12 et 18-20.

William Karel et Blanche Finger (2014) – Jusqu’au dernier – la destruction des Juifs d’Europe

Le mouvement occultiste à la racine du nazisme a emprunté à la tradition ésotérique juive le motif de l’arbre de vie pour sa structure initiatique. Lire Peter Levenda (1995), Unholy Alliance, pp. 94-5. Les Nazis ont utilisé des Juifs à des postes diplomatiques.

Jean-Michel Meurice (2008) – Le système Octogon

2. Les salaires étant peut-être moins en mesure de baisser (à cause de la place de plus en plus grande prise par l’industrie et d’une organisation des masses plus élaboréesauf aux USA), les hausses de taux d’intérêt peuvent entraîner des difficultés à embaucher tandis que les gains de productivité envisageables sont limités par le recul du commerce mondial.

3. Traduit de Toniolo (2005), p. 492, note 2 : « En 1919-20, les États-Unis et le Royaume-Uni ne tiennent pas leur promesse à la France d’un traité séparé qui aurait garanti entre autres la nouvelle frontière avec l’Allemagne. Le sentiment d’isolement des Français face à une éventuelle future menace allemande a exacerbé leur volonté d’imposer le paiement de réparations importantes. »

4. Le plan Dawes amène au rééchelonnement et à la réduction des dettes inter-Alliés, ce qui enlève toute objection du gouvernement américain à l’exportation de capitaux vers l’Europe. La Federal Reserve a alors maintenu ses taux d’intérêt à un niveau faible afin d’encourager les placements en Europe et ainsi la croissance économique du Vieux Continent, dont l’Amérique dépend pour ses exportations de marchandises (notamment agricoles) et la rentabilité de ses investissements à l’étranger. Gianni Toniolo explique (traduction / adaptation de l’anglais) : « La légère récession de 1927 prend fin en novembre. La bourse est fortement en hausse. Au cours du premier semestre de 1928, l’expansion du crédit continue de croître plus vite que la production, et l’or américain se dirige vers la France. En août 1928, les principales filiales de la Fed augmentent leur taux d’intérêt. Cette décision renforce la contraction du crédit international qui a commencé plus tôt dans l’année. Plus grave encore pour la stabilité mondiale, les prêteurs se détournent des pays endettés, attirés par le potentiel spéculatif supérieur de New York. »

5. D’une part en offrant un organe commun aux créditeurs pour joindre leurs forces en cas de défaut, et d’autre part en réduisant l’asymétrie de l’information propre aux emprunts d’État, ce dernier étant normalement davantage au fait de la future politique économique nationale que les prêteurs. Toniolo (2005), p. 34.

6. Après le flottement nécessaire à l’élimination des différences entre les taux d’inflation, le retour dans les années 1920 à la convertibilité-or des monnaies allemande, puis britannique, française et d’autres pays européens, est considéré comme un succès américain, notamment grâce au plan Dawes. Et pourtant le choix de la banque centrale américaine d’éviter l’inflation n’a pas facilité l’accès à l’or pour ses homologues européennes. Précisons cependant que de son côté, le Royaume-Uni s’arroge des tarifs préférentiels sur l’or sud-africain et oblige même à ce qu’il passe dans les mains de la Banque d’Angleterre pour être vendu à quiconque, et ce jusqu’en 1925. Les restrictions sont levées grâce à l’influence américaine, et la Grande-Bretagne est immédiatement contrainte de faire revenir la livre à sa parité-or d’avant-guerre – de crainte de voir son empire adopter le dollar comme base monétaire – et doit donc faire face à de fortes difficultés économiques et sociales, une des raisons du soutien de la Fed de New York. L’inflation britannique – liée à la surévaluation de la livre sterling (le franc, lui, est sous-évalué) – se transmet au reste du monde car le numéraire anglais est toujours une monnaie de réserve dans le cadre du gold exchange standard – bien que partageant désormais cette distinction avec le dollar. Comme la Grande-Bretagne refuse toute déflation après 1925, et la France toute inflation après 1927, le mécanisme d’ajustement propre à l’étalon-or (censé garantir sur le long terme la stabilité des prix ; pour une critique de la validité de ce mécanisme lire Paul Mattick, Economics, politics and the age of inflation, pp. 61-2) et attendu du gold exchange standard ne peut pas opérer. De plus, la stérilisation des entrées d’or (par la vente d’obligations – toujours pour prémunir de l’inflation) aux USA et en France force les pays dont sort le précieux métal à adopter des mesures déflationnistes ou à quitter le système. En lui-même, le retour à la convertibilité-or a été déflationniste du fait de la hausse de la demande d’or monétaire. En 1927 la Fed baisse les taux d’intérêt et achète des obligations d’État (injections de liquidités) pour aider la Grande-Bretagne à maintenir sa convertibilité-or, et l’or prend alors surtout la destination de la France. Permettant – au moins en partie – à l’Angleterre de reconstituer ses réserves d’or, la Fed de New York tape dans les siennes pour satisfaire l’appétit des Français et stérilise ces départs en achetant des bons du Trésor. Voir Toniolo (2005), pp. 8, 18, 30, et Allan H. Meltzer (2003), A History of the Federal Reserve – volume 1: 1913-1951, pp. 5-8, 11-3 et 727-8.

7. La réponse à cette question se trouve peut-être dans les archives de la BRI, si l’on arrive à consulter le document intitulé « Raisons qui ont amené la délégation française à proposer l’adoption du gramme d’or pur, grammor, comme unité de compte de la BRI », BISA, 7.16 – BIS History, box RBL/B6. On trouve aussi des éléments de réponse dans La Banque internationale, de Pierre Mendès-France (1930), p. 150 : « progressivement, les banques à gold exchange standard, auraient été amenées à ne compter, [sic] dans leur pourcentage de couverture, que de l’or ou du grammor, c’est-à-dire, un avoir échangeable en or ou en devises de leur choix. Comme les devises sous le grammor n’auraient été placées qu’en accord avec les banques centrales des marchés auxquels elles se seraient rapportées, l’anarchie actuelle de superposition de crédit aurait pu disparaître et les inconvénients du gold exchange standard se seraient heureusement résorbés. » L’article La Banque des Règlements Internationaux, par Jacques Houdaille (1931), permet de comprendre : « Pour prendre […] un exemple concret, on a supposé que la Banque Nationale de Roumanie dépose à Bâle des effets en leis en échange d’une avance en francs français, c’est-à-dire en devises-or. Si ces francs servent de base à une émission de leis, « il y aura création de crédit en Roumanie sans annulation symétrique opérée en France, et le volume du crédit dans le monde sera augmenté. Mais comme l’а très justement remarqué Lansburgh dans sa revue Die Bank, la crainte de voir ouvrir aux banques d’émission des avances susceptibles de servir, sous forme de couverture devises, de support à des émissions nouvelles, ne saurait exister que pour celles de ces banques dont les statuts admettent la couverture devises et non pour celles qui, comme la Banque de France, ne connaissent que la couverture or. Ce n’est donc pas l’institution de la B. R. I. qui est responsable de superposition de crédits, c’est un des méfaits des encaisses devises, du Gold Exchange Standard. Même pour ces banques d’émission à couverture devises qui seraient tentées d’accroître ainsi abusivement leur circulation, il y aurait, comme le dit Lansburgh, un double veto : le premier par le cours des changes, le second par la B. R. I. elle-même envers laquelle la banque d’émission en question serait rapidement en débit. » [Ce passage est emprunté au Rapport sur le Budget général 1931-1932 présenté au nom de la Commission des Finances de la Chambre par Mr Palmade (p. 57).] » Le grammor aurait donc pu être un moyen de supprimer les effets inflationnistes du Gold Exchange Standard. On comprend alors les réticences allemandes. Quant à celles de l’Angleterre, Mendès-France affirme qu’elles « s’explique[nt] surtout par la crainte de voir se créer une monnaie internationale, susceptible de concurrencer la livre qui en joue actuellement le rôle. » Le délégué américain Traylor s’opposa aussi au projet français, « pour des raisons d’opportunité… pour ne pas effrayer le public ».

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