note fausse zéro

Poison – Rancid (2000) – « Illuminated manuscripts written by hand »

Avant de jouer un rôle important dans l’éducation et la musique, Gottfried van Swieten a eu une carrière de diplomate (il fut notamment émissaire autrichien à Berlin de 1770 à 1777). Assumant à partir de 1781 un poste à Vienne équivalent à celui de ministre de la culture (avec entre autres tâches la responsabilité des installations scientifiques), il fut chargé d’élaborer un nouveau programme d’enseignement, adopté en 1783. À la liste de ses attributions vient s’ajouter en 1786 celle de censeur littéraire. Il fut démis de ses fonctions le jour même du décès de Mozart – dont il avança les frais d’enterrement – et a été un soutien majeur du compositeur[1]. Accusé d’être un membre de l’organisation Illuminati[2], il n’y a pourtant pas trace de son passage dans la franc-maçonnerie[3]. Ces évènements prennent du sens à la lumière – sans jeu de mots – des développements géopolitiques et sociaux de l’époque : la révolution américaine[4], la présence sur le trône autrichien d’un empereur réformiste – que Mozart cherche à soutenir par des opéras décrivant les manigances réactionnaires de l’époque, lesquelles conduisent peut-être l’Autriche à s’allier à la Russie pour attaquer les Turcs.

Egon Schiele 1913 – Der Tänzer

Le progéniteur de van Swieten, Gerard, a été médecin auprès de l’impératrice, s’est intéressé aux maladies contractées par les soldats[5] – et se déclare sensible à la cause républicaine de Benjamin Franklin. Comme son fils après lui, il se voit confier la réforme du système éducatif, qu’il débarrasse des Jésuites. Gottfried poursuit l’œuvre du père, mais c’est aussi un mélomane éclairé (il est par exemple l’auteur d’une thèse sur la musicothérapie), et un appui d’importance pour des compositeurs restés célèbres (outre Mozart, on compte parmi ses bénéficiaires Beethoven et Haydn, excusez du peu). S’il est lui-même l’auteur de quelques partitions, il préfère confier à d’autres plus talentueux le remaniement des œuvres de Bach et Haendel – qu’il fait (re-)découvrir à Vienne – afin que les morceaux soient jouables par une variété de petites formations, souvent purement instrumentales[6] (ou encore avec une voix fondue parmi les instruments), et que chaque musicien se trouve face à une partition différente des autres, sans second rôle (ce que permet la fugue). Van Swieten voit dans la pratique de la musique un moyen de s’éveiller à la nécessité d’un rapport adéquat à l’autre, une leçon qu’il s’agit sans doute d’appliquer de façon plus vaste aux relations entre les classes sociales (à l’appui de cette hypothèse, ses réformes en profondeurs du système éducatif autrichien et la place qu’il y donne à l’étude de l’histoire récente) – et il considère la musique de Bach et Haendel le véhicule idéal pour ce programme.

Raoul Ruiz (2006) – Klimt

Si le baron van Swieten préfère, pour ses projets éducatifs, s’appuyer sur des compositeurs du passé, c’est notamment parce qu’il insiste sur l’importance de développer un goût personnel pour la musique, de refuser de se contenter de suivre les opinions dominantes ou à la mode – il lui faut donc proposer des musiques en relatif décalage (ce qui explique peut-être sa proposition d’incorporer des coassements de crapauds dans une collaboration avec Haydn). Ironiquement, c’est vers lui que l’on se tournera pour savoir quoi penser d’une œuvre musicale – de son vivant. De nos jours, son influence se fait ressentir par la présence quasi-dominante des compositeurs qu’il a soutenu ou dont il a fait renaître les travaux, en posant les bases d’une musique conçue pour le plaisir des musiciens.

Bach par Zefiro, Carrefour de Lodéon – 29 octobre 2018, France Musique

 

Notes

1. Il retrouvera ses fonctions en 1793. Van Swieten a ‘recruté’ Mozart au début de la guerre avec les Turcs, quand les aristocrates autrichiens se sont largement désinvestis du soutien à la culture. Regroupant autour de lui de riches philanthropes mélomanes, le diplomate organise des représentations musicales de grande envergure et de haute qualité, instituant la pratique des répétitions intensives et nombreuses. Lire Volkmar Braunbehrens (1786), Mozart in Vienna 1781-1791, pp. 316-20. Avec la mort de Joseph II, le baron van Swieten perd de son influence à la cour de Vienne dès l’été 1790 (Braunbehrens, p. 366). Contrairement à ce qui est souvent dit, Mozart n’a pas eu l’enterrement le moins cher du marché. Braunbehrens prend par ailleurs la peine de l’expliquer dans le détail : les cérémonies funéraires de la période cherchent la sobriété. Ce n’était pas non plus l’usage que d’assister à la mise en terre proprement dite, qui pouvait se passer très loin de la cérémonie. Van Swieten a pourvu à l’éducation des enfants du compositeur (Braunbehrens, p. 425, et p. 447, note 34).

2. Laquelle eut pour objectif de politiser la franc-maçonnerie – ou de la faire passer pour révolutionnaire. À sa tête : Adam Weishaupt, élevé par son oncle, en charge de la censure en Bavière, un territoire très réactionnaire pour l’époque – Weishaupt a été biberonné (façon de parler) à la bibliothèque de son oncle, contenant des milliers d’ouvrages interdits. Van Swieten était en poste à Vienne, où l’année précédant son renvoi, une loge rosicrucienne anti-illuminati a été créée. Concernant l’accusation portée contre van Swieten, voir Lucien Karhausen (2011), The Bleeding of Mozart, p. 374, s’appuyant sur Alberto Basso (1994), L’invenzione della gioia. Musica e massoneria nell’età dei Lumi, p. 515. La Bavière interdit l’organisation Illuminati en 1784, en partie parce que l’on pense qu’elle est associée au projet d’échanger les Pays-Bas autrichiens contre la Bavière – qui se trouverait alors sous domination des Habsbourg. L’année suivante, l’Autriche place la franc-maçonnerie sous un contrôle étroit : Joseph II peut en effet craindre d’être débordé par les réformistes alors qu’il s’oppose aux réactionnaires – or les deux emploient la maçonnerie pour se mobiliser. Lire Braunbehrens, pp. 240-5.

3. Dont les archives des loges viennoises ont été nombreuses à se perdre (d’après Karhausen, p. 401). À partir de 1781, dans le cadre de la poursuite des bonnes relations avec la hiérarchie anglaise, il fallait adhérer à une loge maçonnique pour s’élever au-dessus du rang d’Illuminatus Minor. Lire The Mythology of the secret societies, J.M. Roberts (2008), pp. 138-41. On retrouve van Swieten mentionné à plusieurs reprises dans la correspondance entre les membres de la société secrète – il y apparaît sollicité pour aider à insérer des recrues du réseau Illuminati au sein de la société viennoise. La pédagogie a été un centre d’intérêt majeur pour les Illuminati. J.M. Roberts, en p. 141 de l’ouvrage indiqué plus haut, parle du projet de Weishaupt de mettre en place un ‘système éducatif égalitaire’, ou plus probablement à destination de la classe moyenne que l’empereur veut voir prendre de l’importance – par une meilleure productivité agricole et le développement de l’industrie. Mozart compose Die Maurerfreude pour célébrer en loge franc-maçonne l’invention par l’Illuminatus Ignaz von Born d’une ‘méthode d’amalgation pour séparer les métaux’ qui doit réduire les coûts d’extraction du minerai (Braunbehren p. 242). Van Swieten conçoit l’université comme le lieu où se former à la maîtrise d’un sujet spécifique, en contraste avec l’approche plus ‘extensive’ en vigueur avant lui (Braunbehrens, p. 446, note 30). Le sujet a connu un regain d’intérêt après la chute de l’URSS, des archives de l’organisation y ayant trouvé refuge après être passées entre les mains des Nazis. On trouve notamment parmi les initiés un certain Johann Pestalozzi, personnage de l’histoire de l’éducation régulièrement évoqué pour avoir été un pionnier des méthodes d’enseignement visant au développement complet de l’enfant. De son vivant, ses travaux ont rencontré un intérêt affirmé chez Fichte.

4. Le lien n’est peut-être pas, à ce moment encore, d’actualité, mais on peut noter qu’au cours du 19ème siècle, les États-Unis vont avoir de gros besoins en apports de capitaux étrangers : la disponibilité en abondance de terres cultivables rend difficile d’attirer les travailleurs dans les usines, et en conséquence la paie élevée stimule la recherche de gains de productivité. Or la révolte en Europe pousse sans doute les capitaux à la recherche d’investissements plus sûrs. La même logique de relative facilité à échapper au salariat peut expliquer le recours fréquent à la violence physique face aux mouvements contestataires américains – à vérifier si elle correspond aux moments d’intense compétition internationale ou d’extension de la consommation (quand les gains de productivité sont plus coûteux à atteindre).

5. Il s’est opposé à l’inoculation de la variole, ce qui lui a valu les sarcasmes de Voltaire, lequel a par ailleurs été confronté à la censure de ses écrits – or van Swieten père a lui aussi assumé la responsabilité de censeur. Van Swieten fils a développé un intérêt pour l’auteur, et lui a même rendu visite. Lire aussi Basso (1994), pp. 512-3.

6. Il s’agit notamment d’arrangements strictement instrumentaux de chants choraux. On en attend possiblement que l’impact de la musique sur le ressenti physique en soit renforcé, et facilite ainsi l’effet escompté d’un développement de la sensibilité – à la fois émotionnelle et morale.

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