optimisme de rigueur

Résumé annoté d’un article paru dans Catalyst en 2018 : https://catalyst-journal.com/vol2/no2/the-latin-american-lefts-shifting-tides.

Si le désinvestissement et le chômage qu’il a provoqué ont été la réponse à un rapport de force favorable aux travailleurs dans l’Amérique latine des années 1960 et 1970, l’organisation des sans-emploi et autres exclus du salariat régulier s’avère la clef de voûte d’une (re-)conquête sociale. La crise du Covid change en partie la donne.

L’Amérique latine a été transformée par la crise des années 1930, puis par la croissance liée à l’avènement de la société de consommation dans les pays plus avancés. Dans un premier temps, le resserrement drastique des marchés d’exportation a incité à industrialiser des pays (surtout en Amérique du Sud, plus favorisée) s’étant jusqu’alors appuyés sur la vente à l’étranger d’une partie de leur production agricole pour acquérir équipements et autres produits industriels. Puis le retour de la prospérité dans le Nord a fait exploser (notamment en Amérique centrale) l’agriculture d’exportation et l’infrastructure la soutenant.

Dans les années 1970, la part de l’industrie dans l’économie sud-américaine atteint des proportions comparables à celles prévalant alors dans les pays « riches ». Malgré la progression démographique, le marché du travail a été durant environ deux décennies à l’avantage des travailleurs[1]. Ceux-ci se sont organisés et ont réussi à mettre la pression sur leurs gouvernements pour des réformes en profondeur, visant notamment à décommodifier une partie de la production. Les régimes militaires qui reprennent la main ont pour but de mettre un terme à ces développements, quitte à sacrifier la croissance.

 

 

Si la répression fut féroce, ce sont peut-être surtout les mesures économiques (et notamment l’ouverture des marchés, qui conduit à un désinvestissement – certains secteurs étant épargnés) qui expliquent le déclin de l’agitation populaire[2]. En Amérique centrale, où la violence des élites n’a conduit qu’à engager toujours davantage de monde dans la lutte armée (qui vise l’infrastructure de l’agriculture d’exportation), c’est la seule évolution de la production vers des secteurs profitables sans recours à la force qui permet d’en finir avec la révolte. La démocratisation qui en résulte fait avancer la cause des femmes et des indigènes[3].

La vague néolibérale[4], qui fait monter le chômage et la part du secteur informel, finit par poser les bases d’une nouvelle forme d’organisation, moins basée sur la capacité de nuisance au point de production que sur celle d’occuper l’espace public et perturber les transports[5]. La « marée rose » des années 2000 et 2010 en est le résultat[6].

Pour satisfaire les demandes de redistribution de ses électeurs, la ‘gauche’ au pouvoir doit composer avec un système économique sur lequel aucune pression populaire n’est directement exerçable[7] (à l’inverse de la précédente période d’influence des masses, quand les profits reposaient sur la croissance des volumes plutôt que sur la compression des coûts). Le boom des matières premières dans les années 2000[8] sera la manne dont en deviendra dépendant, avec les conséquences que l’on connaît une fois que les effets de la crise financière de 2007-8, d’abord compensés par le développement interne essayé par la Chine, ne furent plus évitables.

Si la droite revient (pas partout) au pouvoir en Amérique latine à partir du milieu des années 2010, elle ne peut cependant pas complètement supprimer le legs social de ses prédécesseurs. En effet, l’arme du désinvestissement ne peut désormais plus que renforcer une mobilisation populaire s’appuyant essentiellement sur les franges déjà ‘précarisées’[9].

Notes

1. Pour stabiliser les salaires (et avec eux les profits), on peut alors laisser se développer la négociation collective et donc le syndicalisme. La progression salariale est un moyen d’écarter les concurrents les plus fragiles.

2. Le déclin de la contestation se produit aussi aux États-Unis, en Europe, au Japon. Pour Gilles Dauvé (De la crise à la communisation, 2017), ce qui l’explique dans un premier temps est le manque d’un ‘programme’. « Le « vieux » mouvement ouvrier n’a pas été relayé par un neuf. Une des raisons en est l’absence de revendications intermédiaires capables de fédérer un soutien massif du travail, comme autrefois le suffrage universel, la journée de 8 heures, les droits des travailleurs, la Sécurité Sociale, les congés payés… Vers 1980, le mouvement ouvrier tel qu’il a existé pendant environ un siècle avait épuisé sa dynamique. Son déclin ultérieur, sous l’action conjuguée de la répression, du chômage, de la désindustrialisation d’une partie de l’Europe et des États-Unis, déclin symbolisé par l’échec des mineurs anglais en 1984-1985, n’en a été qu’une conséquence dramatique. Paradoxalement, l’absence de fondation d’organes de base représentant le travail est d’autant plus remarquable qu’elle coïncide avec une exigence largement partagée d’autonomie, dont on aurait pu attendre qu’elle favorise la création de telles structures. Comme auparavant, une minorité ouvrière est active dans les conflits les plus durs dont elle est souvent l’initiatrice : mais elle n’essaye plus de créer, à partir de la communauté de lutte née de la grève, des organes permanents d’action directe autonome de la classe en opposition aux bureaucraties. De plus, contrairement à la période qui suit 1917, il n’y a en 1960-1980 ni tentative de prise du pouvoir politique, ni dans les usines : l’occupation reste le fait d’une minorité, souvent celle des militants, et plus d’un occupant rentre dormir chez lui. Une différence de fond avec le passé, c’est que le mouvement apparu après 1960 a secoué le monde pendant deux décennies sans ensuite déboucher sur une réforme d’ampleur comparable à celles d’autrefois, ni même mettre en avant un programme promettant de dépasser le capitalisme. Contrairement aux ouvriers qualifiés de la métallurgie berlinoise ou des Midlands après 1918, les OS se savent incapables de réorganiser eux-mêmes la production. Rien ne rappelle l’espoir des Unionen allemandes de 1919 et des conseils ouvriers de « prendre les usines » pour en gérer la production. Lorsqu’il y a autogestion, à petite échelle (LIP) ou à grande (au Portugal après 1974), c’est pour reprendre des entreprises délaissées par leurs propriétaires. […] Dans la période 1960-80, les pratiques autonomes dominantes, hors-travail, étaient l’occupation de logements, l’autoréduction, l’expropriation locale de marchandises, mais sans attaque de la propriété privée, ni ré-appropriation des moyens de production, ni mise en place d’une vie non mercantile. L’autolimitation des luttes autonomes les épuisa. Il en résulta d’abord leur étouffement, puis la répression dans la rue et sur le lieu de travail. La défaite frappa des secteurs qui n’étaient pas seulement ceux de l’industrie manufacturière (l’automobile, au premier chef), mais aussi des nœuds stratégiques : l’énergie (les mineurs) et les transports (cheminots, dockers et contrôleurs aériens). »

3. La désindustrialisation (mondiale) qui suivra va porter atteinte à l’identification à la classe (ouvrière), laissant la place à la formation d’identités plus culturelles (famille, ethnie…). Dans un contexte de compétition pour l’accès au travail, ces affiliations peuvent gêner la constitution d’une solidarité commune à toute la classe laborieuse. En ce qui concerne le respect des femmes, on peut croire qu’attaquer la ‘disponibilité’ à la violence masculine dévie la frustration vers ce qui la cause, du moins davantage (ou bien ce sont d’autres qui en feront les frais). Le féminisme (y compris, et peut-être surtout chez les hommes) a pour autre conséquence éventuelle une réduction de l’effort de sympathie à l’égard de la moitié des gens rencontrés.

4. Le désinvestissement permet à la fois de concentrer le capital et de compenser la perte de plus-value absolue par davantage de plus-value relative (on produit moins mais la part des richesses affectée aux profits augmente, du fait de la position plus faible de la classe travailleuse – mise en concurrence pour les emplois restants).

5. La géographie sud-Américaine explique peut-être en partie le succès de cette approche : les Andes et l’Amazonie, espaces propices à la résistance aux forces étatiques (comme la Zomia en Asie du Sud-Est), verrouillent une bonne moitié du continent. En Argentine le blocage des routes a été employé à grande échelle. Le Brésil, s’il n’a pas connu de marée rose, a vu émerger le Mouvement des sans-terre, ‘le plus fort de la région’. À noter que l’emploi des gaz chimiques semble avoir fait ses preuves dans les montagnes du Kurdistan irakien en 1988. L’occupation de l’espace public est pour l’instant rendue plus compliquée par les politiques ‘anti-Covid’ (et au-delà par la crainte de la maladie). Les secteurs informels (60 % des emplois du globe) sont tellement impactés par les confinements que « [s]ans une assistance massive et rapide de la part des pays riches, le nombre des personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë devrait atteindre 270 millions avant la fin de l’année, contre 149 millions avant la pandémie. » Le manque de capacité de nuisance des mouvements contestataires sur les lieux de travail est vrai aussi dans les pays exportateurs de pétrole du monde arabe. L’article d’Hicham Alaoui paru en mars 2020 dans le Monde diplomatique, qui mentionne ce point, attire par ailleurs l’attention sur l’absence d’objectifs utopiques ‘démocratiques’ dans les révoltes de 2019, davantage intéressées par des changements de structure économique après la désillusion qui succéda au printemps arabe de 2011-2012.

6. Pour Gabriel Kolko dans World in Crisis (2009), pp. 47-8, l’engagement militaire US en Afghanistan et en Irak a laissé aux gouvernements de gauche d’Amérique latine la possibilité de se consolider, comme la guerre du Viêt-Nam avait permis à Castro de garder Cuba.

7. Prélever sur l’activité économique les fonds nécessaires à la satisfaction de l’électorat précaire pouvait difficilement passer par une opposition frontale à la classe dominante : d’une part une chute de l’investissement doit grever les recettes de l’État, d’autre part on n’a pas nécessairement les compétences pour remplacer au pied levé les couches administratives si celles-ci faisaient faux bond. Une socialisation par le bas, pourquoi pas avec une déprofessionnalisation de la prise de décision, risque de réduire le taux de plus-value (et avec lui la part de la production non-affectée aux salaires du travail productif) – oubliant possiblement au passage la redistribution aux chômeurs et aux agents du secteur informel.

8. Du fait d’un regain d’industrialisation par la Chine, qui exporte massivement notamment vers les USA, et évite l’appréciation de sa monnaie en utilisant les dollars qu’elle obtient à alimenter la dette américaine.

9. Les gains obtenus par les chômeurs et travailleurs du secteur informel auraient sans doute été moindres si ces derniers n’avaient pas joué un rôle central – qu’ils ont arraché par leur lutte. Mais des réformes en profondeur semblent nécessiter de tisser des liens plus solides avec des travailleurs dont le pouvoir de nuisance économique est plus fort. L’impact de la crise du Covid-19 sur cette dynamique semble a priori complexe : la montée du chômage doit renforcer les rangs des précaires, mais la compétition pour les emplois restants doit s’accroître. Ceci étant dit, la réduction de l’appareil productif signifie aussi moins de lieux à conquérir par la contestation. Enfin, si un nouveau cycle d’investissement devait voir le jour (sous l’effet combiné de l’intensification des protestations et de perspectives de profits plus élevées que lors du dernier cycle), la mobilisation des précaires en subirait un contre-coup possiblement dévastateur – alors même que le chômage pourrait conserver un niveau ‘normalement’ élevé. Rappelons par ailleurs que chômeurs et embauchés sont habituellement dans une situation conflictuelle : ceux qui ont un emploi cherchent à éviter qu’on le leur prenne, or plus on reste longtemps hors du monde du travail, moins on a de chances d’y retourner. Les chômeurs peuvent avoir intérêt à voir les salaires baisser pour faciliter l’embauche, encore que la paie ne puisse pas descendre en dessous du seuil où des alternatives deviennent préférables (allocations, activités illégales, agriculture de subsistance…) – et peuvent fournir d’autres justifications aux salariés cherchant plus ou moins consciemment à entretenir une distance sociale (à distinguer de la « distanciation sociale » du Covid) avec les chômeurs « fainéants ». Extrait d’un article de Renaud Lambert en mars 2020 : « En Bolivie, ainsi qu’à travers certaines franges du gouvernement de M. Bolsonaro, une droite restée discrète jusqu’à maintenant vient d’émerger. Ultrareligieuse, réactionnaire, anti-intellectuelle, elle adosse sa vision du monde au respect des Saintes Écritures. Balayée, la nécessité de convaincre la population des vertus du marché : il s’agit désormais de chasser les hérétiques. Le recours à la force n’est plus un aveu de faiblesse, mais une méthode pour restaurer l’ordre, nettoyer les écuries d’Augias. Des courants porteurs du même genre d’idées effectuent des percées un peu partout dans la région. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *