des liens entre nous

Loin, comme on l’entend souvent, qu’un protectionnisme raisonné et négocié nuise aux intérêts des salariés des pays émergents […], il se pourrait au contraire qu’il leur permette de hâter, par désincitation à tout miser sur les exportations, le passage à des régimes de croissance plus autocentrés, appelant fonctionnellement l’extension et la stabilisation du revenu salarial.
Frédéric Lordon, Qui a peur de la démondialisation ?, issu de La démondialisation et ses ennemis, août 2011.
Reproduit dans Faut-il abolir les frontières ?, Le Monde diplomatique, Manière de voir 128, avril-mai 2013.

On perçoit assez aisément qu’il existe des causes sociales au développement du commerce international.

[E]ntre le milieu des années 1960 et celui des années 1970, l’idée qu’un dur labeur paye toujours perd de son attrait. Les jeunes générations cherchent à consommer pour leur propre plaisir, mais à moindre coût. Les Américains commencent à lorgner du côté des petites voitures européennes. L’effort de communication vise alors à casser l’image d’une structure économique monolithique. Si les inégalités pouvaient être tolérées pendant la phase de forte croissance qui a précédé, arrive désormais la prise de conscience qu’avec des ressources naturelles limitées, tous ne pourront pas atteindre le niveau de vie promu par la publicité. Le rejet des valeurs de consommation deviendra une raison supplémentaire d’orienter les économies occidentales vers l’exportation.
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Edward Burtynsky – Oxford Tire Pile #1, Westley, California , 1999

L’expansion des échanges internationaux s’appuie sur des mouvements de capitaux d’une ampleur sans précédent.

Les premiers prêts en eurodollars ont été des prêts interbancaires, puis rapidement ils ont servi à financer non seulement les investissements américains en Europe (ou le transfert de crédits à bons marchés aux grandes entreprises états-uniennes via leur filiales à l’étranger), mais aussi plus largement le commerce des pays européens les eurodollars sont convertis en monnaies nationales par les banques centrales, lesquelles placent en partie leurs réserves auprès des eurobanques. Les prêts à moyen terme syndiqués (regroupant des dizaines de banques) trouvent un usage évident quand arrive le premier choc pétrolier en 1973, puisqu’ils permettent aux pays importateurs d’échelonner le règlement de la facture. Pour affronter les déficits, le plan[3] consistera à en faire supporter le coût aux « pays en voie de développement » en leur exportant le maximum de marchandises que l’on pourra financer grâce au système sous-régulé, lequel s’est doté d’une innovation supplémentaire : le taux d’intérêt variable, indexé par exemple sur le taux directeur d’une banque centrale. Le marché des eurodevises poursuit donc son expansion. Pourtant, à la fin des années 1960, des réserves quant à son bienfondé avaient été exprimées par les puissances européennes continentales, au premier rang desquelles l’Allemagne. Elle reproche alors aux eurocrédits l’effet inflationniste [la fonte de la valeur des réserves et investissements à l’étranger rendus possibles par ses exportations ?] et l’accélération des flux de capitaux, laquelle incite les pays plus petits à conserver leurs mesures de contrôle. En 1976, il y a dans le monde presque autant d’eurodollars que de réserves officielles de devises étrangères [les eurodollars permettent d’importer sans avoir recours à l’emprunt auprès des banques américaines, dont l’accès à l’épargne se restreint], et il est donc difficile de remettre en cause le flottement à moyen terme des monnaies pour qui veut garder une politique monétaire indépendante tout en profitant des flux de capitaux : c’est le trilemme de Mundell[4].

 

trilemme de Mundell

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Des enjeux géopolitiques sont aussi discernables.

Afin d’écouler leurs produits d’exportation, les pays du Nord cherchent à augmenter le pouvoir d’achat de ceux du Sud avec davantage de prêts d’État à État, tandis que les pétrodollars des pays de l’OPEP, placés dans les banques occidentales, viennent alimenter les emprunts privés des pays en développement, notamment ceux d’Amérique latine. L’inflation doit permettre de rembourser sans trop de difficultés, mais en octobre 1979, poussée par le refus de l’Allemagne de baisser ses taux d’intérêt (ou en prenant prétexte), la Réserve Fédérale décide de rehausser fortement les taux américains, aidée dans la manoeuvre par les emprunts alimentant le déficit public. La valeur du dollar augmente, entraînant la diminution de l’épargne (notamment à cause de la hausse de la consommation des produits étrangers et de la baisse de qualité des créances due à l’influx de capitaux – l’emprunt est équivalent à de l’épargne négative). La plus forte concurrence étrangère à la production interne engendre du chômage, et c’est encore une raison à la chute de l’inflation. Pour rembourser leurs dettes, les pays du Tiers Monde, incluant ceux d’Europe de l’Est, vont désormais devoir s’endetter encore plus, faire appel au Fonds Monétaire International, et dévaluer leurs monnaies pour orienter leurs économies vers davantage d’exportations afin d’obtenir les dollars attendus par leurs créanciers. Désormais désavantagés dans l’accès au pétrole, leur industrialisation est freinée – et les produits non-tranformés seront pour longtemps leur principale source de devises. L’approvisionnement en matières premières à bas coût des pays développés est ainsi sécurisé.
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Pour les pays développés, il s’agit apparemment de trouver une harmonie entre l’économie interne et les rapports avec l’étranger. Des relations détendues entre travailleurs et détenteurs des capitaux sont facilitées par l’accent mis sur les exportations, car la réduction de la part des salaires dans le PIB (due à l’écart nécessaire entre épargne et investissement domestique) est compensée par un pouvoir d’achat renforcé avec la baisse relative du prix des produits d’importation.

Le déploiement des firmes des pays développés à travers le monde dépend d’une monnaie forte, qui est aussi utile aux importations d’énergie. Pour les Américains, le problème est simplifié par le paiement de leurs importations en dollars, dont le cours élevé accroît par ailleurs la sévérité des politiques d’austérité* des autres pays développés. Ceux-ci cherchent en effet à maintenir leur balance commerciale pour préserver le cours de leur monnaie et donc à favoriser leurs exportations par une diminution de la consommation domestique. De plus, maintenant que les monnaies ne sont plus rattachées au dollar, elles sont devenues plus sensibles aux fluctuations du commerce extérieur[7], et pour constituer les réserves de change – utiles toujours à la défense des monnaies nationales, une balance commerciale positive est d’autant plus nécessaire : il faut donc éviter la hausse du prix de ses produits d’exportation… ce qui fait de l’inflation un adversaire majeur [et pourtant on s’accommode des coupes dans le budget recherche et développement : comme quoi « l’inflation » est un terme neutre qui masque les mécanismes à l’œuvre]. Des politiques de soutien à la demande par l’expansion monétaire auraient pour effet d’augmenter les importations et de diminuer les exportations (consommant davantage de produits autrement destinés à être exportés).

Quand en 1981 la France opte pour une nouvelle relance de la consommation, à contre-courant de l’impulsion donnée par les États-Unis, l’effet de la hausse des prix se fait ressentir sur la compétitivité de ses exportations, d’autant plus que la somme totale des importations dans le monde est faible dans ce contexte de rigueur désinflationniste [pourtant une hausse de la consommation signifie une baisse de l’épargne et donc un moindre besoin d’exporter si l’investissement ne diminue pas]. La fin de l’indexation des salaires en 1982 annonce le changement de cap décidé par le président Mitterrand – bien qu’elle ait pu être vue comme une façon de favoriser l’embauche. Désormais les travailleurs ont bien moins de raisons de se satisfaire d’une croissance reposant sur l’inflation. La France reste dans le Système Monétaire Européen, créé en 1979 (modification du Serpent Monétaire Européen initié en 1972), et le franc doit donc s’aligner sur le deutschemark, une des monnaies les plus fortes de l’après-guerre [cette parité assurée n’incite pas à la spéculation sur les taux de change, et réduit donc le volume des réserves nécessaires pour la défense du franc]. L’Allemagne s’est appuyée sur une inflation très faible elle-même obtenue par la modération salariale[8] : la compétitivité à l’exportation – notamment de ses biens d’équipement* – en est renforcée, et en contrepartie les produits d’importation sont davantage accessibles aux consommateurs. Pour suivre le cours de la devise allemande[9], les pays partenaires sont poussés à tolérer un niveau de chômage élevé.
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L’agriculture productiviste, parmi d’autres exemples, permet d’affecter davantage de capitaux à l’essor du commerce extérieur.

Un détail : les pollutions, entraînant une hausse de l’épargne nécessaire aux frais médicaux, réduisent la consommation domestique (voir Michael Pettis, The Great Rebalancing, pp. 48-50). [Pourtant la santé influe sur l’humeur et donc possiblement sur la propension à consommer. Et si épargner rendait plus triste ? Le vieillissement de la population peut aussi expliquer la progression simultanée de l’épargne (pour la retraite) et des dépenses de santé, comme l’accroissement des inégalités (les riches épargnent davantage que les pauvres, et ces derniers ont des risques de voir leur santé décliner).]
https://commeconvenu.net/un-tiens-vaut-moins-que-prevu/

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