Dans les années 1970, le Vatican est complice du transfert de capitaux italiens à l’étranger. Refusant en 1982 de rembourser plus d’un milliard de dollars prêtés par la catholique Banco Ambrosiano (la plus large banque privée d’Italie), il contribuera à la chute de celle-ci et de Roberto Calvi, l’homme à sa tête (aux origines relativement modestes). En effet, en 1968, le gouvernement italien a mis un terme à l’exonération d’impôts dont bénéficiait l’État du Pape pour ses investissements sur le sol national, et avec la mise en lumière annoncée des actifs du Saint-Siège (parmi lesquels une usine d’armes à feu), ce dernier a choisi d’expédier ses billes hors d’Italie, en bonne partie sous forme de placements financiers. L’arrivée au pouvoir de la Gauche – y compris communiste dans la deuxième partie des années 1970➤ – est aussi une raison probable à ces exportations de capitaux, déstabilisatrices pour l’économie du pays. La loge P2, dont Calvi est membre, poursuit la même stratégie[1].
L’autre versant de ces opérations repose sur la Banco Ambrosiano, qui s’est adjoint des filiales occultes en charge de l’acquisition d’avoirs sur le sol italien. La myriade de structures qu’elle a implantées dans les paradis fiscaux (notamment en Amérique latine) lui sert à racheter ses propres parts à des prix gonflés – en faisant monter le cours – et ainsi à exporter des capitaux – sans le déclarer aux autorités comme le requiert une loi [apparemment rétroactive] de 1976. Quelle est la destination ultime des fonds ? C’est un mystère[2], mais on pense bien sûr aux différentes activités à l’étranger de la P2 (drogues, opérations paramilitaires➤) et à la corruption du monde politique et religieux afin de soutenir l’Ambrosiano elle-même, laquelle doit user de toute son influence pour empêcher les enquêteurs de la Banque d’Italie de révéler ses secrets et pousser l’initié Calvi vers la sortie. En effet, ayant constaté une prise de risque anormale par la banque catholique – qui n’a pas accru ses fonds propres proportionnellement à l’importante croissance de son bilan, l’autorité monétaire exige une augmentation de capital, d’abord en 1979, puis davantage en 1981. Or les guichets et autres boîtes aux lettres ouverts dans des pays accueillants servent aussi à masquer le contrôle de la Banco Ambrosiano non seulement sur des entreprises en Italie et ailleurs, mais aussi sur elle-même. Pour conserver cette maîtrise, les filiales occultes à l’étranger doivent emprunter… à l’étranger, afin de pas attirer davantage l’attention sur les exportations illégales de capitaux. La perte de valeur de la lire face au dollar au début des années 1980 rend délicates à rembourser les sommes dues. En 1981, la réputation internationale de la curieuse banque privée italienne est encore suffisamment bonne pour que les plus grandes banques du monde consentent à lui accorder des prêts à des taux d’intérêt* raisonnables, parfois en l’échange de lignes de crédit en Italie – masquant ainsi l’étendue de l’exposition étrangère de la vénérable institution.
Michele Sindona, qui lui non plus n’est pas issu de la haute société, est un autre des ‘banquiers du Pape’. Et c’est aussi un des perdants de ces affaires liant Vatican➤, franc-maçonnerie et mafia : son choix de miser contre la lire en faveur du dollar après la fin de la convertibilité de ce dernier avec l’or a toutes les raisons de plaire à l’administration US, dont il côtoie le pan républicain[3]. Comme Calvi, il est membre de la P2, dont l’activité ésotérique inclut trafic de drogues en lien avec la mafia[4], et terrorisme en accord avec la CIA et ses réseaux stay-behind[5]. Le rôle macro-économique des drogues est effleuré dans mon précédent article, et je vais ici évoquer celui du terrorisme.
L’Europe connaît une montée en puissance du terrorisme du milieu des années 1960 à la fin des années 1970. Le fait d’organisations politiques ou indépendantistes, il n’est pas tout à fait hors du contrôle des services secrets➤➤➤➤. S’il reste présent, son importance diminue largement au début des années 1980. Quelques chercheurs ont étudié l’impact du terrorisme sur le ressenti des populations quant à la ‘qualité de leur vie’[6], et ont constaté sans surprise une effet notable là où il est présent. D’autres recherches[7] montrent que la consommation, notamment en loisirs et dépenses de statut (pour les autres, mais aussi cigarettes, habits visibles…), améliore la qualité de vie ressentie. Les gens sont-ils en conséquence enclins à compenser la diminution de leur bonne humeur pendant une vague terroriste par davantage d’achats➤ ? La remarquable stabilité de l’indice de ‘satisfaction de vie’ dans les pays européens (depuis qu’on a commencé à le mesurer dans les années 1970) peut le laisser penser. Avec sa baisse des taux d’intérêt après les attentats du 11 septembre 2001, la Fed a montré qu’elle croit le contraire : une « confiance » en berne implique que l’on emprunte et consomme moins. Et pourtant, les données disponibles renseignent que passé le premier choc de l’attaque, l’indice de confiance des consommateurs américains en leur économie a augmenté, et non diminué[8], ce qui s’est traduit par davantage d’achats (eux n’ont été atteints à aucun moment) – dont on peut douter qu’ils soient uniquement le fait de la politique monétaire états-unienne.
Bibliographie
In Banks We Trust – Penny Lernoux, 1986
Inside the brotherhood: explosive secrets of the Freemasons – Martin Short, 1989
St. Peter’s banker – Luigi DiFonzo, 1983
God’s Banker – Ruppert Cornwell, 1984
The Last Supper: The Mafia, the Masons, and the Killing of Roberto Calvi – Philip Willan, 2007
Puppetmasters: The Political Use of Terrorism in Italy – Philip Willan, 2002
Mark Lombardi: Global networks – Robert Hobbs, 2003
Interlock: Art, Conspiracy, and the Shadow Worlds of Mark Lombardi – Patricia Goldstone, 2015
Mafia Brotherhoods: Organized crime, Italian style – Letizia Paoli, 2003
Notes
1. Fondée à la fin du XIXème siècle, il s’agit d’une loge à but politique destinée à l’élite. Elle ouvrira largement ses portes aux nouvelles recrues dans les années 1970 – une autre façon de lutter contre la surproduction ?.. la fraternité maçonnique constituant un excellent moyen de confier des postes-clefs à ceux dont on peut douter des compétences➤. On y trouve alors des députés et des ministres, des diplomates et de hauts fonctionnaires, des industriels et des financiers, des militaires, des chefs des services de renseignement et des officiers de police, des magistrats et des journalistes. En sont exclus les Communistes et les Radicaux de gauche, ainsi que le secteur industriel (privé) du nord de l’Italie. Si elle semble être un organe du conservatisme italien, la loge P2 a-t-elle joué un rôle réformiste ? Quand la Démocratie chrétienne, du fait de son fonctionnement basé sur le compromis de groupes d’intérêt, est incapable de mener à bien la ‘rationalisation de l’économie’, et que l’on en vient à faire entrer le Parti communiste au gouvernement pour obtenir les gains de productivité souhaités, les exportations de capitaux ont dû restreindre l’accès à l’épargne et ce faisant aider les secteurs innovants. De même, la révolte ‘spontanée’, qui déborde les syndicats, voit la dérive terroriste nuire à une bonne humeur facilitant l’épargne bien avant que les salaires ne soient indexés sur l’inflation (en 1975 – peut-être n’est-ce pas une coïncidence si les USA se désengagent complètement du Viêt-Nam la même année). Le terrorisme (comme la révolte) rendant les investissements plus risqués, c’est encore là un moyen d’équilibrer les chances en faveur de l’innovation. La consommation – déflationniste – de drogues contribue par ailleurs à empêcher que la part des salaires dans la production de richesses soit réduite par l’inflation, et donc que l’épargne soit favorisée (les plus riches mettent de côté une proportion plus conséquente de leurs revenus). Dans les années 1970, les taux d’intérêt nominaux restent élevés malgré la baisse du taux de profit puis celle de la croissance : les innovations sont donc favorisées… Les pays où elles sont bloquées politiquement risquent de rester à la traîne. Aux USA, l’État est très impliqué dans la R&D➤. Chris Harman, dans The Fire Last Time: 1968 and After, considère que si la révolte a été souhaitée par l’élite italienne pour amener les réformes escomptées, le débordement des syndicats a pourtant été un phénomène inattendu, ou pour le moins dérangeant. Diego Giachetti et Marco Scavino, dans La FIAT aux mains des ouvriers, apportent de l’eau au même moulin : la hausse – généralisée➤ – des salaires favorise les secteurs de pointe, mais l’arrêt de la production leur nuit autant qu’aux autres. On peut en déduire un rôle important pour le terrorisme, la révolte en étant tenue pour responsable, indépendamment des commanditaires). L’avance prise par les secteurs novateurs dans le domaine du commerce extérieur est une raison supplémentaire de désirer des salaires élevés : la baisse des barrières douanières devient un enjeu plus politique à mesure que la consommation de masse se développe. Le scandale de la loge P2 éclate au début des années 1980. Les médias appuient davantage sur les liens avec le terrorisme que ceux avec le trafic de drogues, contribuant possiblement au reflux de la vague d’attentats. La transformation macroéconomique initiée par la hausse des taux d’intérêt de la Fed, impliquant notamment une monnaie forte, concorde avec la mise en lumière des exportations illégales de capitaux, et aussi avec le discrédit jeté sur la franc-maçonnerie. Les industriels du nord de la péninsule auront ainsi su passer le cap de la ‘rationalisation’, tandis que le PC, après avoir servi son rôle en se mouillant avec le pouvoir➤, est facilement écarté.
2. Selon Francesco Pazienza (l’homme des services secrets condamné à 10 ans de réclusion pour avoir lancé sur une fausse piste l’enquête sur l’attentat de la gare de Bologne), les sommes non-remboursées par le Vatican auraient servi à financer Solidarnosc, l’IRA et des groupes hostiles à la théologie de la libération en Amérique latine. Voir Calvi et Schmidt (1988), Intelligences secrètes, p. 96.
Giuseppe Ferrara (2002) – I banchieri di Dio – Il caso Calvi
3. Sindona a entretenu des relations avec Nixon, et son vénérable maître dans la P2, Licio Gelli, a été proche de Reagan. À noter : la limitation de la consommation – nécessaire à une monnaie forte après le second choc pétrolier – sera facilitée aux États-Unis à partir du milieu des années 1980 par la crise des Savings & Loans, institutions de dépôts et de crédits aux activités très encadrées – jusqu’à leur dérégulation sous l’administration Reagan : avec la hausse des taux de la banque centrale en 1979, les prêts de long terme à taux fixe à l’actif des S&Ls n’ont plus suffi à rémunérer des dépôts retirables à tout moment. Si sous Reagan les taux nominaux sont élevés, les taux d’intérêt réels restent à un niveau modéré, ce qui encourage à tenter des opérations hasardeuses. Dans les années 1980, la déflation et la récession couleront les établissements de crédit s’étant endettés sur la base de garanties fragiles. Cette augmentation de la prise de risque étant accompagnée d’un relèvement du montant garanti pour les dépôts, le contribuable se retrouvera avec une facture de 500 milliards de dollars. C’est le moment que choisit la Réserve Fédérale pour enfin assumer son rôle de prêteur en dernier ressort (sur ce dernier point lire Allan H. Meltzer (2003), A history of the Federal Reserve – volume 1: 1913-1951, p. 48). Les enquêtes officielles visant la CIA dans les années 1970, menées suite à la révélation de différents scandales, ont provoqué le départ de dizaines d’agents parmi les mieux connectés de la frange droitière de l’agence. En fait il s’agit d’une ‘privatisation’ d’une partie de la CIA, dotée de fonds secrets incluant les dizaines de milliards du trésor de guerre japonais, et investis notamment dans les médias et l’immobilier. Patricia Goldstone, dans Interlock (2015), en pp. 270-1, y voit un facteur déstabilisant et déclencheur des crises des subprimes des années 1970 et 1980. Lire aussi les pp. 116-9, 138-44, 210-1, 238, 265-7 et 269.
4. « En 1957, lors d’une rencontre qui réunit les plus grandes familles de la Mafia sicilo-américaine, Cosa Nostra, au Grand Hôtel des Palmes, à Palerme, le banquier italien Michele Sindona se voit confier la responsabilité de blanchir l’argent issu du trafic d’héroïne. » https://www.monde-diplomatique.fr/mav/130/LEMOINE/51560 Quelques détails supplémentaires sur cette rencontre dans St. Peter’s Banker, pp. 85-6 ; voir aussi In God’s Name, de David Yallop➤. La page 129 de l’ouvrage de Fabrice Rizzoli, Petit dictionnaire énervé de la mafia, publié en 2012, est citée en p. 25 de Riviera Nostra, l’emprise des mafias italiennes sur la Côte d’Azur, de Jean-Michel Verne : « Pour des mafieux de la fin des années 1970 intégrer la franc-maçonnerie signifie recycler des sommes colossales provenant du narcotrafic mais aussi acquérir une dimension nationale en élargissant le réseau de complicités. Les familles historiques de Palerme confient leur argent à Michele Sindona, membre de la P2 résidant aux États-Unis, alors que les Corléonais donnent leur argent à Licio Gelli, grand maître de la P2. » Salvatore Lupo, dans Histoire de la mafia – des origines à nos jours, 1996, renseigne en pp. 321-2 que « [s]elon le repenti Mannoia, Sindona faisait office de financier du groupe Bontate-Inzerillo, office que le chef de la loge maçonnique P2, Licio Gelli (et avec lui, peut-être, Roberto Calvi, président du Banco Ambrosiano) remplissait pour les Corléonais. Pour sa part, Mutolo affirme, en termes plus généraux, que les uns et les autres avaient investis dans les banques de Sindona ; lorsque les affaires de ce dernier se mirent à aller de mal en pis, ils exigèrent « la restitution de leur argent [Processo Andreotti, p. 28 et 48.] ». » À l’entrée Paraguay du Dictionnaire géopolitique des drogues, un ouvrage de l’Observatoire géopolitique des drogues (2003), on apprend la présence de la P2 à Ciudad del Este, à la frontière avec le Brésil, et qui deviendra après la Guerre froide un carrefour de la criminalité internationale (cocaïne, faux dollars et documents d’identité, blanchiment d’argent à grande échelle, prostitution, voitures volées, armes, et même terrorisme avec l’accueil de membres du Hezbollah, d’auteurs présumés d’attentats en Argentine et en Égypte, ou encore d’Ahmad Barakat, qui aurait été un « rouage aussi discret qu’important » du financement d’Al-Qaida). Dave Emory a abordé à plusieurs reprises l’opération Stibam, qui mêle trafic d’armes et de drogues, CIA et P2 : http://spitfirelist.com/for-the-record/ftr-43-the-pope-shooting-stibam/. Enfin, la Banco Ambrosiano a su cultiver des relations au Nicaragua à la fois auprès de Somoza, soutenu par les USA, et chez ses ennemis les révolutionnaires sandinistes, lesquels une fois arrivés au pouvoir ont nationalisé toutes les banques étrangères… sauf l’Ambrosiano. Or le trafic de cocaïne à la base de l’épidémie de crack dans les quartiers pauvres des grandes villes américaines au début des années 1980 était largement le fait des Contras appuyés par la CIA et opposés aux Sandinistes. La guerre civile au Nicaragua avait-elle en partie pour objectif ce trafic ? Voir Rupert Cornwell (1984), God’s Banker – The Life and Death of Roberto Calvi, pp. 93-4, et Gary Webb (1998), Dark Alliance: the CIA, the Contras, and the crack cocaine explosion.
5. François Vitrani, L’Italie, un Etat de « souveraineté limitée » ?, Le Monde Diplomatique, Décembre 1990.
6. Frey, Bruno S.; Luechinger, Simon; Stutzer, Alois (2004) : Calculating tragedy : assessing the costs of terrorism, CESifo Working Paper, No. 1341.
7. Ed Diener & Robert Biswas-Diener (2002), Will Money Increase Subjective Well-Being? ; Bruce Headey, Ruud Muffels, Mark Wooden (2004), Money Doesn’t Buy Happiness…. Or Does It? A Reconsideration Based on the Combined Effects of Wealth, Income and Consumption ; Elizabeth W. Dunn, et al. (2008), Spending Money on Others Promotes Happiness ; Gordon D. A. Brown, John Gathergood (2017), Consumption and Life Satisfaction: A Micro Panel Data Study.
8. Todd Sandler et Walter Enders, Economic Consequences of Terrorism in Developed and Developing Countries: An Overview, in Terrorism, Economic Development, and Political Openness (2008), édité par Philip Keefer et Norman Loayza, pp. 26-8.