passe la serpillère pour rien

La crise des années 1930 a provoqué un recul de la natalité qui affectera le marché du travail une vingtaine d’années plus tard, et nécessitera alors de gagner en productivité. À la fin des années 1960, le taux d’utilisation des capacités de production flirte avec son maximum, ce qui signifie que la création monétaire est désormais inflationniste[1] – une bonne raison pour certains (peut-être pas pour d’autres[2]) de mettre un terme à la guerre du Viêt-Nam, qui continuera encore plusieurs années[3]. Alors que la consommation de LSD parmi les jeunes aux États-Unis atteint son point culminant (l’acide, s’il encourage une fascination pour les objets et développe les centres d’intérêt – sauf pour la politique – ne semble pas rendre particulièrement accro, contrairement au crack, ou cocaïne base, du début des années 1980[4]), la génération du baby boom termine sa scolarité. Chômage élevé et inflation* accélérée, c’est une découverte pour de nombreux économistes[5].

origine inconnue

Jusqu’au début des années 1970, l’héroïne à destination du marché américain provient surtout des réseaux corses. L’opium servant à sa manufacture est cultivé essentiellement en Turquie. Mais à partir de la fin des années 1960, la production turque est largement réprimée et les laboratoires autour de Marseille sont découverts. C’est désormais la mafia sicilienne qui a la main sur le trafic, avec un opium produit et transformé dans la région tri-frontalière entre Birmanie, Laos et Thaïlande. Les soldats américains présents au Viêt-Nam sont la cible initiale pour cette héroïne ; leur addiction s’avèrera contagieuse quand ils rentreront chez eux. Cependant la lutte menée par Nixon contre ce vice semble toucher au but au milieu des années 1970 : l’héroïne du sud-est asiatique a été déviée vers l’Australie et l’Europe, où elle peut freiner l’inflation galopante après le premier choc pétrolier[6], les profits du commerce illégal des drogues étant en partie affectés à l’achat d’armes et au marché des eurodollars – faisant pression sur les taux d’intérêt* et contribuant au plongeon du dollar depuis la fin de sa convertibilité avec l’or. Pendant un temps, les USA s’approvisionnent en héroïne au Mexique, puis ce sont ensuite le Pakistan et l’Afghanistan qui fournissent ses accros. L’Asie du Sud-Est retrouve la première place au cours des années 1980, lesquelles voient la consommation d’héroïne augmenter, tout comme celle de cocaïne. En 1980, 80 milliards de dollars, soit environ 3 % du PIB de l’époque, sont retirés des poches des ménages américains par le biais des drogues illégales – pour n’y retourner qu’en partie (si les prix sont décuplés entre l’arrivée dans le pays de destination et la remise en main à l’usager, les dealers en contact direct avec ces derniers sont beaucoup plus nombreux que les fournisseurs à l’échelle nationale[7]). Si une fois arrivés dans le pays où ils sont consommés, les psychotropes peuvent encore décupler en valeur entre les mains des nombreux revendeurs (c’est le cas avec l’héroïne, qui représente alors autour de 10 % de ce marché – près de 40 % pour la cocaïne), les tarifs montent surtout à la transformation en laboratoire et au passage d’une frontière entre pays pauvre et pays riche (souvent en bateau ou en avion).

Notes

1. Le crédit augmentant alors la demande sans permettre de produire davantage. Lire Shaikh A.M., Maniatis T., Petralias N. (1999) Explaining Inflation and Unemployment: An Alternative to Neoliberal Economic Theory. In: Vlachou A. (eds) Contemporary Economic Theory. Palgrave Macmillan, London ; et Michael Pettis (2015), Thin Air’s Money Isn’t Created Out of Thin Air.

2. D’après ses documents internes, pendant l’inflation des années 1960 et 1970, la Réserve Fédérale américaine semble curieusement ignorer jusque tard la différence entre taux d’intérêt nominaux et taux d’intérêt réels, et considère donc que le crédit est difficilement accessible quand il n’en est rien. Lire Allan H. Meltzer (2003), A history of the Federal Reserve – volume 1: 1913-1951, p. 53. Pour les économistes d’Oxford, l’inflation devant à terme faire grimper le chômage, et celui-ci contribuant à faire baisser les prix par son impact sur les salaires, seule une politique monétaire ou fiscale généreuse peut laisser l’inflation progresser plus de quelques années. Voir Unemployment – macroeconomic performance and the labour market (Oxford University Press, 2011), pp. 8-10. Si la production militaire constitue une manne pour tout un pan de l’économie, le capital dans son ensemble ne peut que pâtir d’une dette publique représentant autant de droits à s’arroger une portion de la plus-value tandis que l’accumulation n’est pas accélérée – comme on pourrait le penser – par l’emploi des capitaux autrement inutilisés, puisque les profits qu’ils génèrent sont en fait une partie d’eux-mêmes, non un ajout. Lire Paul Mattick, Economics, politics and the age of inflation, pp. 24-5.

3. …et prendra fin juste avant que les taux d’intérêt réels ne se mettent à grimper.

4. Après les premières heures de trip, le LSD se met à imiter l’action de la dopamine, laquelle est impliquée entre autres dans la propension à procéder à des achats compulsifs. La cocaïne empêche la recapture de ce neurotransmetteur, et ce faisant en augmente l’effet euphorisant – mais (comme avec l’héroïne) celui-ci diminue sur le long terme du fait de la destruction des récepteurs associés. En revanche la dépendance demeure, ce qui est probablement lié au grand nombre de récepteurs de la dopamine déclenchant l’envie (et à leur activation facile), contrairement aux récepteurs permettant sa satisfaction. Le manque de dopamine ou le bousillage de ses récepteurs favorise les comportements à risque, peut-être par besoin de stimulation. Concernant l’implication de la CIA dans le trafic de drogues, pour le LSD lire Acid Dreams: The Complete Social History of LSD : The Cia, the Sixties, and Beyond, de Martin A. Lee & Bruce Shlain, 1985 ; pour le crack lire Dark Alliance: the CIA, the Contras, and the crack cocaine explosion, de Gary Webb, 1998 ; pour l’héroïne, lire The Politics of heroin: CIA complicity in the global drug trade, d’Alfred W. McCoy, 2003. De façon similaire à la mise au jour des relations entre la CIA et la gauche non-communiste européenne, la révélation au milieu des années 1970 du projet MKULTRA – dans le cadre duquel l’agence de renseignement américaine a allègrement testé le LSD – a possiblement retiré à celui-ci une partie de son attrait subversif (le LSD a reçu mauvaise presse à la fin des années 1960, ce qui a peut-être fait perdre du mordant au discours contre les drogues plus addictives). Ce sera aussi l’occasion de délégitimer davantage le secteur public et donc de promouvoir monétarisme et dérégulation. La science est rendue plus inquiétante… Les budgets de recherche & développement ne sont pas revus à la hausse malgré les coupes opérées depuis l’arrivée à saturation des capacités de production – et la baisse afférente de la motivation à travailler. On évite ainsi des gains de productivité qui augmenteraient le pouvoir d’achat alors même que l’on souhaite voir le chômage faire obstacle à la consommation domestique. La psychologie devient un sujet plus confus.

5. L’évolution du taux d’inflation d’année en année continue cependant d’être négativement corrélée à celle du taux de chômage. Voir de nouveau Unemployment – macroeconomic performance and the labour market (Oxford University Press, 2011), pp. 8-9. Aaron Benanav raconte l’affrontement de deux théories dans l’après-guerre : celle, keynésienne, qui pense pouvoir garantir l’embauche quand des capacités de production sont inemployées (en stimulant la demande), et celle affirmant l’existence d’un chômage structurel, reflétant le manque de raison de produire davantage quel que soit le niveau d’utilisation des capacités de production (augmenter les volumes signifiant baisser les prix). Pour cette seconde approche, la prospérité des « Trente Glorieuses » serait le fait de la création de nouvelles activités permettant d’embaucher des travailleurs autrement rendus inutiles par l’amélioration de la productivité. La stagflation des années 1970 est vue par Benanav comme le résultat de politiques keynésiennes erronées : les salaires plus élevés auraient-ils incité à augmenter la productivité plutôt qu’à embaucher davantage ?

6. (Lequel, augmentant les coûts de production, éliminerait-il de la concurrence ? Si l’innovation est portée par des épaules frêles, c’est un moyen d’y nuire.) Jusqu’aux années 1980, le chômage frappe davantage les USA que l’Europe, le répit apporté par le déroutage de l’héroïne est donc utile au maintien d’une demande pour l’économie américaine avant que les crédits à la consommation ne prennent le relais. Au cours de la même décennie 1970, le terrorisme s’intensifie en Europe alors qu’il chute aux USA. Cherche-t’on à promouvoir l’investissement dans la première économie mondiale ? Peut-être s’agit-il de continuer à voir monter les prix (et de pousser aux emprunts en dollars) en attendant le second choc pétrolier, puisque l’inflation va servir à faire accepter des taux d’intérêt réels élevés dans les années 1980 – facilitant la concentration du capital et préservant ainsi le taux de profit. Il est ici utile de rappeler que la hausse fulgurante du cours du pétrole en 1973 a possiblement davantage à voir avec la panique spéculative sur le marché spot de Rotterdam qu’avec les livraisons de l’OPEP, qui se sont poursuivies. En France, qui s’est retirée de l’OTAN bien qu’elle participe toujours aux réunions de coordination des réseaux stay-behind (lire Les Armées Secrètes de l’OTAN, de Daniele Ganser, 2007), les attentats seront moins sanglants qu’en Grande-Bretagne, en Espagne, ou en Italie – ou d’après Jann Marc Rouillan, d’Action directe (Dix ans d’Action directe, un témoignage, 1977-1987, édition Agone 2018), davantage niés : les plus de 3000 attentats et 50 morts entre 1974 et 1981 n’empêchent en effet pas le Quotidien de Paris de demander en 1982 à un « ancien gauchiste » comment il explique « que l’extrême gauche française n’ait pas sombré dans le terrorisme dans les années 1970 ». En résumé, le différentiel d’activité terroriste entre les USA et l’Europe dans les années 1970 a pu soutenir l’investissement aux États-Unis malgré la chute du dollar – et donc amortir celle-ci tout en faisant un peu plus de place aux exportations américaines (selon l’hypothèse d’un impact positif du terrorisme sur la consommation) et aux drogues dont le trafic se déplace justement vers l’Europe, ce qui évite d’un part à l’inflation aux USA de ralentir (favorisant l’implémentation des politiques monétaristes et la mise en place du piège de la dette dans le Tiers Monde), et permet d’autre part aux accros européens de renforcer leurs rangs et donc d’être prêts pour le tournant des années 1980, quand tout ce qui fera pression sur les prix sera bon à prendre. Si l’utilisation politique des drogues est avérée, par exemple avec l’Opération X du SDECE pendant la guerre d’Indochine (financement des mercenaires recrutés parmi les ethnies locales et soutien de la pègre dans la lutte anti-communiste) – qui sera d’ailleurs quasiment reprise clef en main par la CIA quelques années plus tard – on conçoit qu’une organisation centralisée n’est pas nécessaire à une évolution du trafic dans le sens des enjeux macroéconomiques : le crime organisé est certainement en mesure de déterminer par quel chemin il rencontrera le moins de résistance.

7. Et se trouvent donc davantage en concurrence que ces derniers. Dans la mesure où les importations impliquent une demande pour la devise du pays qui exporte (soit de la part de l’acheteur, soit de celle du vendeur après avoir été payé en devise étrangère), leur impact est inflationniste : la dépréciation de la monnaie nationale entraîne la hausse du cours des importations et une meilleure compétitivité des exportations. Mais en ce qui concerne les drogues illégales, il est probablement plus difficile de procéder à un échange des recettes auprès des banques, qui doivent préférer garder leurs devises ‘propres’ – d’où les placements effectués par le crime organisé dans les eurobanques (qui prêtent des dollars hors du contrôle et de la protection de la Fed). Une fois mêlés aux capitaux plus respectables, les eurodollars du crime contribuent à l’effet inflationniste… là où ils sont acceptés par les banques centrales en échange de la monnaie nationale, comme en Europe dès les années 1960. À noter que les placements ‘légitimes’ dans les eurobanques touchent probablement un intérêt supplémentaire pour ce service de blanchiment. Quant à la dépréciation du dollar, il faut prendre en compte la réticence des banques centrales à se délester de leurs réserves si c’est pour voir leur valeur fondre.

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