modèle dernier clou

Au commencement des « Trente glorieuses », un compromis :

Avec la crise des années 1930, les politiques de plein-emploi sont attendues dans le monde entier. L’effort de guerre permettra l’utilisation intensive des capacités de production. À l’issue du conflit, les USA n’ont presque plus de concurrence industrielle [donc on ne cherche pas à être compétitif sur les prix et les salaires peuvent grimper], et le plein-emploi donne à l’économie américaine l’occasion de réduire le surplus d’épargne accumulé quand les biens de consommation n’étaient pas disponibles. La pénurie de dollars est un moyen de faire pression sur les pays étrangers, notamment pour qu’ils soient poussés à exporter leurs matières premières vers les États-Unis – ce que la Grande-Bretagne, maîtresse du bloc sterling, n’apprécie que modérément. Après la guerre de Corée, qui force le Congrès américain à mettre fin au manque de billets verts (l’asphyxie de l’Europe est peut-être ainsi évitée puisqu’au même moment les prix des matières premières s’envolent), on obtient en France l’indexation du salaire minimum sur l’inflation*. Le consensus sur la croissance est une possibilité de maintenir les profits même en situation de plein-emploi.
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Le plein-emploi offre le choix d’augmenter les salaires et les investissements au détriment des dividendes, mais l’accord sur la croissance permet aux propriétaires des entreprises de solliciter des prêts. Or ceux-ci nécessitent du capital en garantie, ce qui permet de maintenir une demande pour ce dernier, donc une rémunération (dans les premières décennies d’après-guerre, ce sera par la hausse du cours des actions).

La croissance a évidemment un rôle à jouer dans la bataille idéologique avec l’URSS. La baisse des barrières douanières permet à l’Europe d’étendre le marché de ses produits d’exportations ; ceci associé à un accès étendu aux matières premières lui permet de croître plus vite que les USA eux-mêmes, qui touchent avant elle aux limites des gains de productivité liés aux transformations des systèmes de production, de l’infrastructure et des modes de vie.

Quand une banque accorde un crédit, elle crée un dépôt pour son bénéficiaire, élargissant ainsi la masse monétaire – tant que les taux d’intérêt sont trop faibles pour retirer des liquidités de la circulation. Cette explication à l’inflation est cependant loin d’être suffisante.

La crise des années 1930 a provoqué un recul de la natalité qui affectera le marché du travail une vingtaine d’années plus tard, et nécessitera alors de gagner en productivité. À la fin des années 1960, le taux d’utilisation des capacités de production flirte avec son maximum, ce qui signifie que la création monétaire est désormais inflationniste[1]
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Effets de l’inflation sur les rapports sociaux :

[T]ant que les taux d’intérêt n’étaient pas encore suffisamment élevés pour être dissuasifs, l’inflation a donné l’opportunité à de nombreux ménages d’accéder à la propriété, tandis que les entreprises pouvaient facilement rembourser leurs dettes et rentabiliser rapidement leurs investissements. Cependant, si les écarts de richesse ont pu sembler se réduire, notamment en matière de salaires bruts, ces gains relatifs ont été en partie annulés par la généralisation de l’impôt sur le revenu, et pour les personnes seules en bas de l’échelle salariale par la hausse du prix du panier de consommation, différentiée selon la classe sociale – car l’augmentation des loyers (avec la démographie) affecte surtout le budget des plus pauvres, et parce que les prix des biens de consommation à la portée de ceux-ci sont davantage sensibles aux variations de la demande (il y a moins de riches).
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La progression de l’inflation s’accompagne de celle des taux d’intérêt, et la capacité des ménages à devenir propriétaires s’effrite. Avec l’arrivée des baby boomers sur un marché du travail qui ne leur est pas favorable, l’opposition à la guerre du Viêt-Nam est perçue comme un conflit générationnel.

Un chômage faible place les employés en position de force pour obtenir des salaires plus élevés au détriment des profits. Les représentants des employés peuvent aussi pousser à l’investissement, lequel doit permettre d’augmenter l’emploi. Si ce n’est pas le cas et que la production n’est plus en mesure de satisfaire la demande des entreprises et des consommateurs, on peut s’attendre à de l’inflation* et donc à la hausse des taux d’intérêt*. Mais ceux-ci peuvent aussi grimper si l’accent est effectivement mis sur l’investissement, d’autant plus quand la limitation des profits entraîne celle des moyens de financement disponibles. L’inflation – aidée par la demande de biens d’équipement* – est alors vue comme un moyen de réduire les taux réels, et on peut faire le choix consensuel d’une production inflationniste (militaire, par exemple, puisqu’elle n’est pas destinée aux consommateurs).
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David Hockney – Gregory Swimming, 1982

Les banques centrales auraient-elles pu éviter la hausse des taux d’intérêt ?

Quand la banque centrale tient à maintenir les taux d’intérêt élevés alors que la demande de crédits baisse ou que les banques ont une abondance de fonds, il peut lui en coûter cher si elle s’appuie uniquement sur la rémunération des dépôts dont elle a la charge. Une diminution du ratio de réserves obligatoires peut s’avérer tentante, mais il faut alors augmenter celui des fonds propres pour ne pas renforcer la pression à la baisse sur les taux d’intérêt. Inversement, quand la banque centrale veut contrecarrer une hausse de ceux-ci, elle peut se voir contrainte d’intensifier ses prêts jusqu’au point où elle doit augmenter la taille de son bilan par création monétaire (avec un éventuel risque inflationniste poussant à la hausse les taux nominaux – qui depuis la dernière crise ne semble pas se matérialiser du fait d’un secteur financier largement déconnecté de l’économie réelle) ou en faisant appel au secteur public, ce qui porte atteinte à son indépendance[2]. Le remède peut alors être plus de réserves obligatoires et moins de fonds propres.
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Devait-on rogner sur les fonds propres alors que le risque de défaillances était accru par le développement du marché des crédits internationaux (les eurodollars) ?

[L]’obligation de constituer des réserves de liquidités en proportion des dépôts fixe une limite à [la] création monétaire… sauf que ce n’est pas le cas pour les crédits internationaux, affranchis dans une large mesure des règles prudentielles. Ce système parallèle s’est développé à partir de la fin des années 1950 sur les bases jetées par le dépôt de dollars russes et chinois en France puis en Europe (d’où le terme d’ « eurodollars »), surtout à Londres, que l’appui de la Banque d’Angleterre va transformer en centre névralgique d’un réseau de paradis fiscaux établis à travers le Commonwealth – voués à rendre obsolètes les mesures de contrôle des flux de capitaux instituées en 1947. L’invention des certificats de dépôt (CD) par les banques américaines en 1961 ouvrent à ces dernières la voie du financement à moyen terme, et en 1964 elles vendent leurs premiers CD à destination du marché des eurodollars. Sans l’obligation de constituer un montant minimum de réserves et de fonds propres, les « eurobanques » (possiblement du nom de la banque soviétique à Paris, l’Eurobank) proposent à la fois des crédits en dollars à des taux compétitifs et une rémunération des dépôts supérieure (sauf éventuellement pour les fonds illicites, qui y trouvent l’anonymat) à celle que l’on peut espérer aux États-Unis, où diverses mesures rendent aux étrangers l’épargne peu lucrative.
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Quoi qu’il en soit, l’inflation rend les salaires de plus en plus imposables, et un changement de mentalité s’ensuit.

[E]ntre le milieu des années 1960 et celui des années 1970, l’idée qu’un dur labeur paye toujours perd de son attrait. Les jeunes générations cherchent à consommer pour leur propre plaisir, mais à moindre coût. Les Américains commencent à lorgner du côté des petites voitures européennes. L’effort de communication vise alors à casser l’image d’une structure économique monolithique. Si les inégalités pouvaient être tolérées pendant la phase de forte croissance qui a précédé, arrive désormais la prise de conscience qu’avec des ressources naturelles limitées, tous ne pourront pas atteindre le niveau de vie promu par la publicité. Le rejet des valeurs de consommation deviendra une raison supplémentaire d’orienter les économies occidentales vers l’exportation. L’attention grandissante apportée par chacun à ses envies est courtisée par un marketing désormais doté de techniques d’analyse performantes. Les développements technologiques permettront aussi de dépasser la production de masse standardisée afin de coller au plus près des aspirations personnelles. Absorbé par soi-même, on ne verra pas venir le retournement économique majeur de la fin des années 1970.
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Le programme qui se dessine dès lors : une consommation domestique faible pour permettre des importations à bon marché et conserver un prix abordable à ses produits d’exportation.

Le déploiement des firmes des pays développés à travers le monde dépend d’une monnaie forte, qui est aussi utile aux importations d’énergie. […] L’Allemagne s’est appuyée sur une inflation très faible elle-même obtenue par la modération salariale[8] : la compétitivité à l’exportation – notamment de ses biens d’équipement – en est renforcée, et en contrepartie les produits d’importation sont davantage accessibles aux consommateurs. Pour suivre le cours de la devise allemande[9], les pays partenaires sont poussés à tolérer un niveau de chômage élevé.
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L’objectif de plein-emploi abandonné, la pression sur les salaires peut commencer.

Le taux de chômage « naturel », « structurel », ou « d’équilibre », est atteint quand les employeurs ne voient plus de raisons d’embaucher davantage de chômeurs qui leur rapportent autant en cherchant du travail sans en trouver.
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Parmi les éventuels freins, une forme d’alliance de certains industriels et des syndicats contre la diminution du temps de travail.

[R]eproche [aux organisations de travailleurs] formulé par Milton Friedman, la pression des syndicats sur les profits afin de favoriser simultanément salaires et embauches ne fait que retarder l’arrivée au taux de chômage d’équilibre, et donc augmente le niveau d’inflation auquel celui-ci sera atteint [Je ne me souviens plus d’où je sors ça. Friedman est surtout connu pour affirmer que la seule façon de maintenir le niveau d’activité économique en présence d’une pression syndicale restreignant l’accès aux emplois pour faire monter les salaires, est la création monétaire et donc l’inflation]. Mais c’est possiblement faire abstraction de la rigidité salariale inhérente aux industries à forts besoins en capital [sans même parler du cycle Kondratieff, ou ne serait-ce qu’évoquer les objectifs géopolitiques de l’époque]. Pour les dirigeants de ces industries, toute baisse de la demande les incite davantage à licencier du personnel qu’à réduire les salaires ou le temps de travail : les ouvriers peuvent être remplacés par des machines, et c’est l’occasion de se délester des sections les moins rentables de l’entreprise.
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Que les investissements servent aux embauches ou aux gains de productivité, les salariés de ces industries peuvent en bénéficier, et contribuer à prévenir l’éventuelle réduction des revenus dans d’autres secteurs de l’économie. Or l’incapacité des salaires réels à baisser de façon franche réduit l’impact déflationniste attendu d’un taux de chômage élevé. Mais la « casse industrielle » ne laisse en fait plus grand chose pour barrer la route à la modération salariale.

[L]es grands bassins d’industrie sont démantelés pour constituer des réseaux de PME peu syndicalisées[6]. Dans une note pour l’Élysée en 1969, George Albertini recommande de « donner aux syndicats le maximum de responsabilités réelles dans la gestion des institutions sociales » comme l’assurance-chômage et les retraites complémentaires (plutôt que dans la gouvernance des entreprises), dans le but de rendre évidente leur part de « responsabilité de la mauvaise gestion ».
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C’est donc la fin du compromis sur la croissance.

[L]à où la croissance, permise par la création monétaire, était nécessaire aux profits quand la part des salaires était élevée, ce n’est désormais plus le cas […]
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Trop de croissance peut même réduire le chômage suffisamment pour relever les salaires et toucher aux profits, quand la production peut davantage se satisfaire de trouver des clients à l’étranger.

commerce mondial des biens d’équipement et de consommation

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